« Je n'avais aucune intention de tuber sur cette vague. Jusqu'à ce que je me rende compte de ce que j'avais devant moi » Quelques secondes avant de s'engager sur ce mur de 6 m, Brock Little n'a aucune idée qu'il s'apprête à rentrer dans l'histoire et écrire sa légende. À 23 ans, l'Hawaïen originaire de Napa (Californie) n'en n'est pas à son coup d'essai. Quelques années auparavant, en 1986, à l'âge de 19 ans, il fut le plus jeune surfeur invité à participer à la première édition de l'Eddie Aikau. Il faut dire que Brock a découvert les joies de la glisse à sept ans, après avoir émigré de la Californie à Hawaï. L'île d'Oahu est désormais sa maison, le North Shore son jardin.

Au petit matin du dimanche 21 janvier 1990, les organisateurs de
l'Eddie Aikau ne savent toujours pas s'ils vont pouvoir lancer cette deuxième
édition. Les vagues n'atteignent pas les 20 pieds (6 m), la taille requise pour
lancer dignement cet event. Pourtant, depuis quelques jours déjà, le Pacifique
se déchaîne. Une gigantesque tempête fait rage au large des côtes japonaises et
un cyclone sévit en face des Philippines. Mais, à 9 h du matin, toujours rien.
Les organisateurs passent un petit coup de téléphone à destination de l'île
voisine de Kauai. Plus au nord, elle reçoit le swell en premier et le report
tombe : « Vous pouvez y aller, les vagues ici font 25 pieds (7 m 50)
! ». En milieu de matinée, alors que tout le monde scrute l'horizon, une
série de sept mètres surgit de nulle part et ferme sur la baie. C'est le
signal.

Une vague pour l'histoire
« Je ne crois pas que l'océan veuille me blesser. Je le
respecte, c'est tout », confie volontiers le jeune Brock. Pourtant,
en ce dimanche de janvier 1990, le fort vent offshore rend le drop encore plus
impressionnant. Les vagues atteignent facilement les 20 pieds, portées par un
swell d'ouest conséquent. Selon les locaux présents ce jour-là, les lames qui
frappent Waimea sont les plus grosses qu'a connu le spot du North Shore depuis
une quinzaine d'années.
C'est au tour de Brock Little de disputer son heat. Tous les surfeurs restent bien au large pour ne pas être surpris par la bête. Massés sur le bord, les spectateurs n'en croient pas leurs yeux. Ils hurlent, crient et sifflent à la vue de chaque série pour prévenir les surfeurs. L'Eddie Aikau prend alors sens après une première édition disputée à Sunset Beach. Majestueux, puissant, effrayant, Waimea sublime cette édition 1990 et rend hommage de la plus belle des manières à Eddie Aikau, lifeguard de légende et surfeur de grosses vagues hawaïen disparu en mer lors d'un accident de bateau en 1978.

Brock se lance d'abord sur la bombe de la journée. Une vague monstrueuse de plus de 25 pieds. Le take-off est terrible, la chute, inhumaine. Pendant de longues secondes le jeune surfeur s'imagine mourir, et ressasse les moments passés dans les bras de sa mère. À l'époque, pas de jet-ski, Brock récupère sa planche et remonte seul au pic. Cette amuse-bouche restera la plus grosse vague surfée pendant l'événement et marquera une nouvelle étape franchie dans la quête des plus grosses vagues possibles à la rame.

Un peu en avant
Mais sa légende, Brock Little se la forgera plus tard à la suite d'un ride que beaucoup pensait impossible. « La vague était tellement énorme qu'elle déplaçait beaucoup d'eau ». Lors du take-off, il sent que sa planche refuse de s'engager, comme tirée vers l'arrière. Son gun 9'8 l'a pourtant accompagné dans de nombreuses sessions mais là, il est comme repoussé par le vide. « Juste avant, je me battais avec Tony (ndlr : Tony Moniz). Je ne voulais personne plus à l'intérieur ». Brock n'a donc plus le choix, il se lance. Le take-off est très creux. Malgré la raideur de la vague, l'Hawaïen décide de ne pas filer tout droit et opte pour une décision qui peut paraître suicidaire. Au lieu d'aller chercher un bottom-turn très loin en bas de vague, une trajectoire typique à l'époque, Brock raccourcit son virage et s'en va directement en travers pour se lancer dans un tube de 6 mètres. La suite ? Un terrible wipe-out à la sortie du tube, Brock avoue avoir été « trop en avant sur ma planche ».

Le respect éternel
Lors de sa remontée au line-up, les surfeurs présents à l'eau témoignent avoir entendu Little hurler qu'il allait remporter l'épreuve. Cette vague allait rentrer dans l'histoire. Tout le monde le savait. Ce jour-là, l'Hawaïen a montré la voie et libéré les énergies. Pour beaucoup d'observateurs présents, aucun surfeur ne s'était engagé de la sorte à Waimea. Si Keone Downing remporte finalement la compétition, Brock Little lui, entre définitivement dans la légende. Et cet exploit continue d'alimenter les conversations. Mark Healey, surfeur de grosses vagues, se rappelle : « La performance de Little lors de cet Eddie, c'était un niveau jamais observé auparavant. On s'en rapproche seulement aujourd'hui. Il était tellement en avance sur son temps. De mémoire, personne n'a surfé Waimea aussi bien que lui depuis. Même avec tous les progrès que l'on a fait dans le surf de gros ». Pour Jamie O'Brien, l'admiration est sans commune mesure : « Quand je revois les images, j'en ai encore des frissons qui parcourent tout mon corps ».

Un héritage en souvenir
Malheureusement, en janvier 2016, l'histoire d'amour entre Brock et l'océan prend fin. Little est diagnostiqué d'un cancer. « Peu importe combien de temps il me reste, que ce soit six mois, deux ans ou autres, je suis heureux de chaque journée vécue. Je suis en paix avec tout ce qui m'arrive. J'ai eu une vie incroyable.» confiait-il peu après l'annonce. Il décédera quelques semaines plus tard, chez lui à Hawaï, le 18 février 2016 à l'âge de 48 ans. Vingt-six ans après son tube légendaire et sept jours seulement avant le sacre de John John Florence lors de l'Eddie Aikau 2016. Une compétition en forme d'hommage, qui aura pu avoir lieu grâce à une houle mémorable, baptisée pour l'occasion " Brock Swell". Histoire de faire perdurer la légende.
