Billet philosophique : en souvenir d’une vague éphémère

L'art de surfer sans promesse ni certitude. Ou comment une expérience inattendue peut influencer fondamentalement notre capacité à apprécier une session.

20/01/2021 par Marc-Antoine Guet

Nicolas Durou est ingénieur en Géomatique appliquée à l’environnement. Il y a quelques jours, ce surfeur français nous a fait parvenir par mail le texte suivant, admettant s’être fait plaisir à la rédaction de ce dernier. Un petit billet philosophique et plein de bon sens qu’il nous a semblé pertinent et intéressant de partager avec vous. Surtout par les temps qui courent. 
Il ne s’agit pas ici du récit d’une performance exceptionnelle, ou d’un voyage à l’autre bout du monde, mais bien d’une expérience de patience et d’humilité qui a ouvert la porte à des centaines de sessions exceptionnelles.
Il faut remonter huit ans en arrière pour comprendre la genèse de l’histoire. Nicolas est alors de passage en Vendée, en même temps qu’une tempête hivernale bien musclée. La suite de l’histoire, c’est lui qui va vous la raconter. 
Texte par Nicolas Durou
Huit ans. C’est parfois le temps qu’il faut attendre pour accomplir des choses aussi simples que surfer une vague… LA vague. Celle qui va changer toutes les sessions qui suivront. 
Pour planter le décor, le spot en question a cette particularité d’être orienté plein Sud. Les houles arrivant Ouest Nord-Ouest rentrent dans la baie en s’enroulant autour des jetées du canal à l’Ouest, offrant ainsi une sorte de gradient de puissance en fonction de l’exposition. Pour résumer, plus on est à l’Est et plus ça tartine. La baie reste tout de même à la merci du vent, ce qui rend les sessions de tempêtes impossibles.
Il y a donc huit ans, durant un coup de vent hivernal particulièrement rude, les éléments déchainés ont interdit toute pratique de surf pendant plusieurs jours. Le spectacle à l’horizon était pourtant au rendez-vous et nous avions décidé qu’une petite promenade s’imposait avant la tombée de la nuit. La houle venait comme d’habitude s’évanouir gentiment dans le creux Ouest de la baie. Pourtant, de loin, on pouvait déjà distinguer le long de la jetée quelques agitations d’écumes. Au fur et à mesure que nous avancions, le chaos du large et les embruns qui nous fouettaient le visage n’arrivaient plus à détourner notre attention de cette bizarrerie.
Arrivés aux pieds de la jetée, une vague était bien là. Réfugiée à l’abri du vent derrière l’énorme masse bétonnée. Elle déferlait avec calme et régularité alors que le désordre régnait partout autour d’elle. Il y avait une forme d’ironie dans son existence, comme si elle savait qu’aucun surfeur ne serait de sortie par un temps pareil.  Pour nous, il était malheureusement trop tard. Impossible de rentrer chercher nos affaires, la nuit tombait. Le lendemain matin, à la première heure, nous avions prévu de revenir profiter d’une session de rêve. Après plusieurs checks dans la journée, aucune trace de la chimère aperçue la veille. La tempête s’étant calmée, elle l’avait probablement emporté avec elle. Trahis mais déterminés, il ne nous restait plus qu’à noter les conditions dans lesquelles ce mirage apparaissait : houle, orientation, taille, période et hauteur d’eau. A notre prochaine visite, si l’occasion se (re)présentait, nous ne laisserions pas passer notre chance. Et puis le temps passa. Les week-ends s’enchainèrent, les sessions aussi et notre vague resta muette. Puis les piscines à vagues ont fait leur entrée dans le monde du surf. Impossible pour nous de partager l’enthousiasme général, ce n’étaient que de pales imitations de notre licorne, façonnée par l’homme, orpheline et déracinée à l’océan pour naître au milieu de la terre et de la poussière. L’anomalie dont nous avions été témoins naissait du chaos et de la puissance des océans. Puis vinrent les épidémies et l’interdiction de surfer. On se disait régulièrement qu’avec aucun surfeur à l’eau, elle devait pointer le bout de son nez quand personne ne regardait. Mais nous ne cessions d’y penser et notre objectif était toujours clair : nous allions un jour la surfer.
C’est lors d’un week-end de décembre que les planètes ont enfin fini par s’aligner. Mais si le surf dans le golf de Gascogne était de nouveau autorisé par le gouvernement, les éléments, eux, n’étaient pas de cet avis. Cela faisait plus d’une semaine que la houle ne désemplissait pas. Cependant, nous pressentions que les choses pourraient enfin tourner à notre avantage. Après un coup de fil à notre vigie locale, Ben T, un vieux loup de mer du coin, le projet semblait enfin prendre forme : selon lui, la vague marcherait ce week-end.
Nous voilà le jour J, prêts à bondir dès que l’occasion se présenterait. D’après nos estimations, nous avions un créneau d’une heure avant le coucher du soleil pendant lequel les conditions devraient de nouveau mettre au monde la vague tant attendue. L’arrivée sur zone a pourtant un goût de flashback malheureux. Rien à l’horizon. Le temps est apocalyptique. Au large, la mer est déchainée et les bourrasques de vent nous déséquilibre. Pourtant, quelques mètres plus bas, c’est le calme absolu. Quelques ondulations mais pas une trace de déferlement. La période est particulièrement longue aujourd’hui mais au bout de dix minutes nous entendons enfin une vague plus puissante que les autres venir percuter la jetée Ouest du canal. Quelques secondes plus tard, au détour de l’imposante construction, la voilà ! Elle est comme dans nos souvenirs. On est excité comme des gamins devant le sapin un matin de Noel. C’est loupé pour cette série mais d’après nos calculs, dans dix minutes nous aurons de nouveau notre chance. Les combis sont enfilées et les boards waxées en 4e vitesse. En 5 minutes nous voilà à l’eau, bien à l’abri derrière la masse écrasante de la jetée. 
Nous entendons de nouveau le grondement d’une vague frappant l’autre côté de la jetée. Ce bruit sourd sonne comme un « top départ ». Les discussions laissent place au silence et à la concentration. Dans quelques secondes, nous pourrons enfin profiter du cadeau que cette houle générée à des centaines de kilomètres de là va nous offrir. La session dure une heure, mais semble passer en un éclair. Les vagues s’enchaînent. Nous nous efforçons tant bien que mal de n’en laisser passer aucune sans la surfer, comme si nous avions peur de vexer la houle qui pourrait décider de disparaître pour nous punir. Puis la nuit tombe pour de bon, et les lampadaires ne suffisent plus pour y voir clair. Nous sortons de l’eau, pas assez fatigués, convaincus que l’adrénaline aurait pu nous tenir à l’eau encore des heures. Mais nous nous sentons privilégiés d’avoir pu faire l’expérience de cette glisse qui pour nous, venait de se transformer en mythe. Le soir, une fois l’excitation redescendue, le debrief’ de la session est un peu plus honnête. L’épaule était un peu molle, il y avait quand même du vent et les débris dans l’eau donnaient l’impression de surfer dans une marmite de pot au feu. Finalement la conclusion tombe : il est probable que si cette vague déferlait tous les jours, elle serait boudée par les locaux et que nous n’aurions peut-être jamais pris le temps de l’attendre. Et c’est précisément là qu’elle nous offre son ultime cadeau.
Chacun connaît la cruauté des périodes de disette de surf imposées par une météo capricieuse. Trop de vent, pas assez de houle, mauvais bancs de sable, etc. Les huit ans que nous avons passé à la poursuite de cette vague sont finalement assez commun dans l’histoire d’un surfeur. En revanche, cette expérience nous a révélé à quel point notre anticipation de session en dehors de l’eau va influencer fondamentalement notre capacité à apprécier une session. Autant dans un sens que dans l’autre. Les combinaisons et les planches toujours plus performantes, les prévisions météo ultra précises et les piscines à vagues nous ont fait tomber dans le piège des promesses de sessions parfaites et sans contraintes. Pour nous, il y a encore quelques semaines, ces prouesses technologiques déterminaient même à notre place si nous allions surfer ou non. Nous n’avions même pas besoin de voir l’océan. La décision était prise derrière nos écrans d’ordinateur : quel jour, quelle heure, avec quelle planche et quelle combi. Sans nous en apercevoir, nous avions perdu la sensation des anciennes générations de surfeurs qui devaient attendre d’avoir passé la dune pour savoir s’ils pourraient surfer. Ils devaient ensuite  enfiler au chausse pied des néoprènes cartonnés, pour finalement surfer une planche douteuse shapée par un pote dans son garage. Pourtant, quand on écoute leurs histoires, on peut encore lire sur leur visage l’excitation qu’ils vivaient à l’époque. L’océan n’a pas changé, et les vagues sont toujours les mêmes (ou presque). Mais le constat est là : nous avons de moins en moins l’opportunité de nous émerveiller d’événements aussi simple que celui de se mettre à l’eau. Durant notre aventure, nous n’avons pas eu le réflexe d’envisager les huit années de privation et de lassitude comme faisant partie de la session. Pourtant, grâce à elles, nous avons eu la capacité de transformer une vague molle, froide et pleine de débris, en expérience inoubliable. De la même manière, ne pas avoir le matériel idéal ou ne pas connaître les conditions à l’avance font partie du surf. Cela permet de ne rien attendre de la session et donne à chaque fragment de glisse la saveur d’un instant privilégié.
Aujourd’hui, nous restons quand même accrochés à nos téléphones pour checker les conditions mais, de temps à autre, nous faisons l’effort de ne pas regarder ou de prendre des planches un peu pourries. Nous partons surfer sans promesse et sans certitude. Et finalement, c’est en faisant attention de ne rien attendre d’une session que la magie du surf se révèle complètement. C’est une vague médiocre mais rare qui nous l’a dit.                      

        


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