Interview shape : Tristan Mausse de Fantastic Acid et son art du hull

"La glisse est davantage du côté de la pureté que de la performance, c'est une sensation."

23/02/2024 par Ondine Wislez Pons

Le shape chevillé à l’esprit comme au corps, Tristan Mausse est un homme qui brouille les frontières trop souvent érigées entre le manuel et l’intellectuel. Le shapeur a pris conscience très tôt de sa passion pour la fabrication de planches, l’histoire longue dans laquelle elle s’inscrit et la culture surf en général. Il n’était encore qu’un enfant lorsqu’est née sa fascination pour les ateliers de shape, ce qu’il s’y passe, ce qu’il s’y dit, ce que l’on y voit, les objets que l’on y trouve, disposés par hasard ou accrochés au mur, qu’il s’agisse de planches, de photos, d’outils… Autant de choses qui donnent une âme à ces hauts lieux de fabrication et de réflexion. Après de longues années passées à voyager et travailler à l’étranger, Tristan s’est installé au Pays Basque et cela fait maintenant quelques années que le Français façonnent ses displacement hulls dans son atelier d’Anglet sous le nom de Fantastic Acid et où il glasse également des planches de shapeurs de renom sous son propre label, Atlantic Vibration. Autant shapeur que surfeur, Tristan teste toutes les planches qu’il fabrique avant de les proposer aux surfeurs, se servant de ses propres sensations pour en modifier la forme et affiner les outlines.

Nous nous sommes donc rendus dans son atelier angloy, le long de l’Adour, pour échanger avec Tristan, sur son travail, ses influences et son approche du métier de shapeur. Des bouquins, des photos, des planches shapées de ses mains ou appartenant à des décennies passées, autant d’objets et de souvenirs qui attirent l’œil et appartiennent à son panthéon personnel que l’on devine riche et éclectique. Il nous aura fallu peu de temps pour comprendre combien son travail et son rapport au shape transcendent l’espace et le temps pour s’inscrire dans quelque chose de plus grand, qui a à voir avec la grande histoire du surf et plus particulièrement à une époque révolue et créative, celle des années 70, qu’il continue de faire vivre à travers les planches qu’il fabrique, mais à laquelle on ne saurait le réduire.

Tristan est originaire de La Rochelle, où il découvre le surf, l’année de ses huit ans et où il shape aussi ses premières planches. Puis c’est tout près de sa ville natale qu’il découvre les hulls, si chers à son surf, alors qu’il travaillait chez UWL Surfboards. Ces planches au design bien particulier fabriquées, entre autres, par Greg Liddle en Californie dans les années 70 étaient destinées à des spots tels que Malibu ou Rincon. Si elles sont ensuite tombées dans l’oubli, Tristan fait partie de ceux (et ils sont peu nombreux) qui continuent à les fabriquer, entièrement à la main, du pain de mousse jusqu’au glass. Bien loin des thrusters et autres planches communément surfées aujourd’hui, les displacement hulls nécessitent des appuis différents, offrant une glisse qui a davantage à voir avec les sensations, l’union avec la vague bien loin de la recherche de performance.

Fasciné par le parcours de certains shapeurs français, qui partaient à l’étranger pour travailler et aiguiser leur savoir, il ne tardera pas à leur emboiter le pas et voyagera pendant une dizaine d’années pour apprendre et aujourd’hui, s’il continue de se rendre à l’étranger, c’est beaucoup pour faire ce qu’il sait faire, shaper des planches dont il est spécialiste. Une spécialisation qui n’a pas empêché le shapeur d’acquérir une large expérience, tous modèles de planches confondus, dans des ateliers du monde entier en tant que glasseur dans un premier temps, en Californie, à Hawaii, en Australie, en Indonésie… Un temps au cours duquel il a eu entre ses mains ce qu’il se fait de mieux en terme de design de planches, et dont le toucher a nourri son esprit, affutant son oeil d’expert, amoureux des planches et de leur histoire. « En Australie je ponçais et je glassais des shortboards thruster perf, bien loin des choses qui m’inspirent, mais j’ai beaucoup appris pour mon shape » nous a confié Tristan.

« Je me sens bien dans le passé et j’aime suivre les pas de ceux dont l’œuvre m’a inspirée (…) Car tout en allant de l’avant, il est important de connaitre ceux qui nous ont précédés, soit pour qu’ils nous servent de guide, soit pour les contester » écrivait Patti Smith à propos de son art. Si ce serait une erreur d’enfermer le shapeur dans un passé qui l’inspire, Tristan fait partie de ceux pour qui il est une grande source d’inspiration. Regarder ce qui a été fait avant, s’en imprégner, le revisiter, l’agrémenter, l’adapter sont des choses qui font partie de son processus de travail. Le savoir technique, culturel, manuel que le shapeur a acquis peut paraître démesuré au vu de son jeune âge, mais il est le fruit de ses recherches personnelles et des relations fortes qu’il a su nouer avec certaines figures emblématiques de la scène shape française, à l’instar de Joel Roux, dont les parcours n’ont cessé de l’inspirer. Joel a d’ailleurs débarqué au beau milieu de notre rencontre avec Tristan, ne manquant pas de nous faire part de quelques anecdotes, évoquant la scène surf hawaiienne des années 70, pleine de liberté, d’insouciance, d’expérimentations, qui semblent bien loin aujourd’hui. 

Surf Session – Salut Tristan, peux-tu nous parler de tes débuts dans le shape ?

Tristan Mausse – Je fabrique des planches depuis que je suis très jeune et je n’ai jamais arrêté ni envisagé de faire autre chose. J’ai shapé ma première planche à 15 ans, dans le garage de mes parents et j’en ai aujourd’hui 35. C’était un gros pain d’isolation que j’avais acheté à Castorama avec ma mère. Puis j’ai commandé des pains de mousse chez Surf Foam à Hossegor avant qu’ils ne ferment. Je faisais des planches pour mon frère, des potes ou moi-même au prix coutant. Quand j’en vendais une, je pouvais racheter un pain et ainsi de suite. J’ai fait une quinzaine de planches comme ça. Vivant prés de UWL Surfboards, je suis allé toquer à leur porte pour demander du travail. J’étais trop jeune, mais ils m’ont rappelé à mes 17 ans pour me proposer un poste de glasseur. Comme je n’étais pas majeur, on m’a fait une dérogation et j’ai commencé à travailler à plein temps. J’ai mis un peu le shape de côté et je me suis focus sur le glassage et le ponçage.

Comment est né Fantastic Acid ?

Après trois ans chez Uwl, j’ai travaillé comme glasseur pendant plusieurs années dans des ateliers à Bali, en Australie, à Hawaii, en Californie… Au cours de ma seconde année à Bali il y a eu un creux, j’ai eu moins de travail en tant que glasseur et l’atelier où j’étais et où je me shapais déjà mes propres planches de A à Z, m’a proposé de faire quelques planches de stock pour des shops. Il a fallu que je me trouve un nom, c’est là tout a commencé.

Peux-tu nous en dire un peu plus sur ce nom, « Fantastic Acid » ?

C’est une référence aux années 70, où tout était permis, en termes de drogues mais surtout en termes de design. Il ne s’agit pas spécialement d’une anecdote à propos d’un acide que j’aurais pris, mais c’est lié au fait qu’à cette époque, il n’y avait pas de limites, on essayait tout, dans tous les sens du terme. Il y a eu des centaines de designs de planches qui ont vu le jour, certains étaient fous et complètement irrationnels, c’est ça qui me plait.

Comment définirais-tu ton ADN ?

Je m’implique beaucoup dans mes planches, je donne beaucoup de moi et toutes sont shapées à la main. Je suis parti de planches faites dans les années 70 en les développant, tout en essayant de les adapter aux vagues d’ici. Je les ai beaucoup surfées avant de valider les modèles. Quand je propose une planche, je propose un design shapé à la main ainsi que mes propres recherches concernant la dynamique, la théorie des rails, des rockers… Le fruit de toutes ces heures passées à l’eau, à tester les planches. C’est pour cette raison que je me concentre sur un type de planche précis en essayant de le maîtriser et de l’approfondir à 100%.

Peux-tu nous en dire plus sur le hull, dont tu es spécialiste ?

La particularité du hull est son bottom convexe, contrairement à 99% des planches du marché actuel, dont le bottom est concave ou flat. Il est inspiré des carènes de bateau et d’ailleurs « hull » signifie coque en anglais. C’est un design qui existe depuis très longtemps. Les olos que les hawaiiens utilisaient a l’époque sont de grandes planches convexes et les planches de Greg Noll et de Pat Curren dans les années 50 étaient aussi des hulls. Au moment de la révolution du shortboard dans les années 70, tous les bottoms étaient ronds et toutes ces planches étaient des hulls, malgré leur aspect de shortboard. Puis le flat bottom est arrivé, avec Dick Brewer, plus en accord avec la performance et la radicalité que les surfeurs cherchaient à l’époque. Si aujourd’hui le hull est marginal, il a une longue histoire. Greg Liddle a dédié sa vie à ce design, l’a fait évoluer en le mettant au goût du jour, ce que l’on appelle le « displacement hull ».

© Jerome Paumier

Aujourd’hui, en quoi le hull tranche avec des planches plus communes ?

Je pense que les gens ont souvent peur d’essayer autre chose. Ils veulent une planche qui réponde automatiquement et ne souhaitent pas s’adapter à un style de surf. Mes planches viennent casser cette tendance, elles obligent le surfeur à être dévoué avec leur planche, à la comprendre. J’ai mes modèles et généralement les gens savent ce qu’ils veulent quand ils viennent me voir. Je peux m’adapter et changer légèrement la planche, en termes de côtes, faire une planche un peu plus large, changer un peu le rocker ou adapter les rails. Je reste ouvert, mais si on me demande un nose rider, je dirai non.

Et au niveau des sensations ?

Le hull offre une glisse sans résistance, sans friction, il n’y a pas de cassure dans ses courbes. Tout est harmonieux, le rocker, la forme de l’outline, on ressent une unité avec la vague. Un flat bottom ou un bottom concave est au-dessus de l’eau tandis que le hull est dans l’eau, à la manière d’un bateau. Que ce soit dans nos jambes ou dans notre corps, on a l’impression de faire un avec l’eau et de se déplacer tout en douceur avec la vague, un peu comme si on était sur un nuage. La glisse est davantage du côté de la pureté que de la performance, c’est une sensation.

Ce sont des planches qui nécessitent des dérives particulières ?

Les dérives flex sont essentielles pour le design du hull. Un dialogue s’opère entre le belly, le rail, la dérive et si la dérive n’est pas flex, la planche ne marche pas, même si tu as bien fait tout ce qu’il fallait. Sur les planches de manière générale, les dérives sont fondamentales et sur les hulls, elles le sont encore plus. Elles sont faites d’une fibre de verre spéciale qui relance le flex de manière spécifique et les templates que je dessine sont très profonds selon les modèles. C’est une science à part mais elle est indissociable de la planche.

Est-ce que ce sont des planches faciles à surfer ?

Apprendre à surfer avec ces planches peut être facile, intuitif et naturel. Mais la plupart des gens ont des appuis pied arrière et font pivoter la planche pour tourner. Avec ces planches c’est tout l’inverse, on ne fait pas pivoter la planche sur la dérive, on surfe sur le rail, ce sont des appuis pied avant. Uun habitué du thruster ou des planches contemporaines aura besoin d’un peu de temps pour appréhender mes planches. Mais généralement, ceux qui franchissent les portes de mon atelier connaissent ce genre de planches, c’est ce qu’ils veulent ou alors ils ont envie d’essayer. Certains longboardeurs qui ont envie de raccourcir un peu viennent me voir, c’est une glisse qui leur correspond bien.

Tu te bases sur tes propres recherches, mais est-ce que tu t’entoures d’autres surfeurs pour l’élaboration de tes designs ?

J’apprends beaucoup de mes clients, ceux qui connaissent ces planches et qui sont souvent plus âgés que moi, surtout en Californie où on surfe ces planches depuis toujours. Un petit groupe de surfeurs expérimentés surfe mes planches, mais j’ai le sentiment d’avoir un meilleur feedback par moi-même. Je surfe beaucoup, ce qui me permet de ressentir les choses directement.

Dans le surf quelles sont tes influences ?

J’ai été très influencé par Joel Roux, Sam Yoon, que j’ai rencontré et qui m’a beaucoup marqué, Nat Young, Kevin Platt, Greg Liddle, Philippe Barland… J’adore l’histoire de Georges Hennebutte, de Jacques Albert, de tous les anciens français, je me sens proche de la scène française. Je me suis identifié à leur parcours comme celui de Joel Roux, parti shaper à Hawaii en 1972, je me suis dit « si il l’a fait, je peux le faire« . Même si le style de certains surfeurs et shapeurs californiens ou hawaiiens est inégalable, j’ai été très influencé par les shapeurs français.

Et en dehors du surf, qu’est-ce qui t’inspire ?

Ce serait réducteur de dire que je puise toute ton inspiration dans les années 70. Au départ, les planches de l’époque m’ont inspiré, mais je m’inspire de beaucoup de choses hors surf : l’art, le design, l’architecture, la musique, la littérature, la peinture contemporaine et d’avant-garde. J’aime tout ce qui est expressif et qui casse les codes. Les planches que je shape sont inspirées de certains designs des années 70, mais je prends ça comme une base et je cherche à aller plus loin.

Quelle place occupe le voyage dans ton travail ?

Depuis toujours, le voyage fait partie de mon rythme de vie, c’est mon moteur. C’est important pour moi de shaper et de surfer à l’étranger, des vagues différentes. Surfer à Malibu ou à Rincon, là où les hulls contemporains sont nés et ont été poussés à l’extrême m’a permis de comprendre beaucoup de choses. À Malibu par exemple, il ne faut pas faire un gros rail qui va tirer de l’eau, il faut un rail fin.

Les planches que tu fabriques au Pays Basque sont-elles destinées pour certains spots en particulier ?

Je surfe beaucoup à Lafitenia, Parlementia, la Grande Plage à Biarritz et dans les Landes, donc je fais pas mal de planches pour ces spots là. J’adapte les planches que je fabrique comme si c’était les miennes, mais elles ne sont pas faites uniquement pour ces spots-là. Je fais en sorte qu’elles marchent ailleurs. Je me dis qu’elles fonctionneront sur un reef de Bretagne, sur un beach break de Gironde ou dans le sud-est. Mais effectivement, certains de mes modèles ne fonctionneront pas du tout à Parlementia, mais seront fonctionnelles dans les Landes.

As-tu déjà dû t’adapter face à certaines évolutions inhérentes à ton métier ?

J’ai ma marque mais je continue mon activité de glass en parallèle. Dans mon atelier, j’ai un autre label, Atlantic Vibration et avec mon équipe, on glass pour plein d’autres shapeurs. Ça me permet de rester sur ma vision, de continuer à faire ce que j’aime sans avoir à m’adapter. Mais au delà de cette sécurité financière, c’est intéressant de glacer des planches pour d’autres shapeurs, surtout quand on a la chance d’avoir de grands noms tels que Joel Roux. Là, on fait des Lightning Bolt pour Jeff Hackman et Tom Parish. Je continue à apprendre, à toucher des planches, un échange s’opère avec ces shapeurs et je m’en imprègne.

Il t’arrive souvent de partir à l’étranger pour shaper, peux-tu nous en dire plus à ce sujet ?

Je suis souvent invité à shaper par des ateliers qui collectent des commandes et une fois qu’il y en a un minimum, je m’y rends pour faire les planches. J’ai commencé à faire ça avec le glaçage. On me demandait de venir parce qu’il y a un gros manque de glasseurs spécialisés dans la résine teintée et toutes les planches un peu rétro nécessitent un vrai savoir-faire à ce niveau-là. À Hawaii par exemple, il n’y en a plus qu’un Jack Reeves mais il commence à être vraiment vieux et va sans doute bientôt arrêter. Quand on y était l’hiver dernier avec Maxime, mon glasseur, on était débordé, tout le monde nous sollicitait.

Comment as-tu réussi à acquérir ce rayonnement international ?

J’ai glassé des planches dans des ateliers à l’étranger, à tel point que quand j’ai lancé mon label, mon réseau était déjà établi. Aux États-Unis par exemple, il n’y a plus grand monde qui shape des hulls. Les Greg Liddle existent encore mais elles ne sont plus shapées manuellement. Les vrais passionnés veulent des planches faites par les mains du shapeur, c’est ce qu’ils viennent chercher quand ils se tournent vers moi. Pendant des années j’expédiais les planches que je fabriquais, mais c’est devenu trop cher. Donc je me déplace pour shaper sur place, c’est moins couteux. Ça me permet de rencontrer les clients, de surfer leurs vagues pour mieux les comprendre. Certaines vagues comme Sunset sont si particulières que c’est important de les surfer.

Dirais-tu que tes planches poussent à la curiosité ?

Pas forcément, tout le monde n’est pas sensible à ce genre de glisse. Je ne prétends pas détenir la vérité ni la clé. Je surfe et je fabrique ces planches parce que c’est ce que j’aime et je suis sûr que ça peut ouvrir les yeux à certaines personnes. De manière générale, je trouve qu’à l’eau tout est très uniforme. J’ai le sentiment que si certains surfeurs choisissaient d’autres planches ils prendraient plus de vagues. Sur des spots comme Lafitenia ou Parlementia ça arrive que je me dise « lui il surfe bien mais si il avait une planche un peu plus volumineuse ou avec un peu moins de rocker, il pousserait un peu moins d’eau mais il serait parti sur toutes les vagues qu’il n’a pas réussi à avoir« . Mais je pense que cette peur que les gens ont d’être différents va bien au-delà du surf. On évolue dans une société où le système veut que tu aies peur, les gens ont besoin de se sentir rassurés en appartenant à quelque chose. Mais je pense que tu peux choisir d’avoir une vision altérée du surf, un peu différente que celle que l’on nous propose.


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