Rencontre avec l’artiste Manu Dubarry et son océan d’œuvres

La plasticienne immortalise les poissons que Poupi pêche dans le gouf de Capbreton.

01/03/2024 par Ondine Wislez Pons

© Ondine Wislez Pons
© Manu Dubarry
© Manu Dubarry

« Elle a le sens de la boucle et elle ne la boucle jamais car elle a, à minima, une idée par minute » écrit l’écrivain Léon Mazzella à propos de Manu Dubarry. Il nous aura fallu peu de temps, quelques secondes tout au plus, pour saisir combien notre rencontre avec cette artiste bavarde et bouillonnante allait être réjouissante, tant son récit passionne. Ses œuvres sont actuellement exposées à Olatu (jusqu’au 28 mars), où se trouvent nos bureaux, sur les rives de l’Adour près du spot de la Barre, à Anglet. C’est là, au beau milieu de son « aquarium » que nous l’avons écoutée, questionnée et suivie au milieu de ses œuvres. À l’image de la faune du gouf de Capbreton, l’aquarium de Manu est peuplé de pagres, de pageots, de rascasses, d’oblades, de calamars, de seiches, de balistes, de bars, de lieus, de saint-pierres, de dorades rayées ou coryphènse, de grondins, de sars, de vieilles, de maquereaux, de poulpes, d’ombrines, de maigres, de thon et autres bonites.

Son art prend diverses formes mais s’il y a bien une constante dans ses productions, elle est de nature océanique. Il y a d’abord ses toiles à l’encre de seiche immortalisant les poissons pêchés par Poupi, son mari, dans le gouf de Capbreton et réalisées selon la technique ancestrale japonaise du Gyotaku. Viennent ensuite ses poissons filets faits de tout ce que l’artiste a trouvé sur les plages landaises ainsi que les crânes de poissons, que Manu reconstitue et conserve avec soin pour en étudier la composition, émerveillée devant autant de finesse. Pour la landaise d’adoption dont les mains se plaisent autant dans le sable que dans le poisson, l’océan, véritable matière première créative, est une source d’inspiration inépuisable.

Rencontrer Manu, échanger avec elle sur son rapport au monde, au réel et au processus créatif, c’est un peu comme recevoir un shoot d’énergie pure. D’origine gersoise, cela fait bien longtemps qu’elle a quitté sa terre natale pour les Landes, ce territoire océanique et sauvage auquel elle voue un attachement profond qui ne date pas d’hier. « Je viens en vacances l’été dans les Landes depuis mes trois ans et depuis trente ans je vis en vacances », une jolie formule que Manu nous livre non sans une pointe d’amusement dans le regard, révélatrice du plaisir inaltérable qu’elle a de vivre à Seignosse, à deux pas d’Hossegor.

Les poissons de Poupi

Depuis une trentaine d’années Manu cuisine le poisson, une passion qui lui vient de son père, et ces dernières années, les choses se sont accélérées. Son mari « Poupi », Jean-Louis Poupinel a fait de la pêche l’une des lignes directrices de sa vie et du gouf de Capbreton son terrain de chasse. « Mon mari travaillait chez Quiksilver, il a arrêté il y a une dizaine d’années et s’est mis à beaucoup pêcher. Comme il était très technique en surf, il est très technique en pêche. Petit à petit, des poissons sont arrivés à la maison. » Comme l’évoque l’artiste, son mari est un ancien surfeur et pas des moindres. Sacré champion d’Europe 1989, un article était d’ailleurs consacré à ce « prince des Landes » dans le tout premier numéro de Surf Session en mars 1986. « Jean-Louis Poupinel, 21 ans, est sans doute actuellement un des meilleurs surfeurs en France. Natif de St-Vincent-de-Tyrosse, il surfe à Hossegor depuis toujours, et commence à bien connaitre cette fameuse vague… » écrivait Gibus de Soultrait, l’un des fondateurs du magazine, à son sujet.

© Ondine Wislez Pons

À mesure que Poupi se perfectionnait et que des poissons toujours plus gros défilaient sur son plan de travail, Manu a eu l’idée de les immortaliser, grâce à la technique du Gyotaku. « Cette technique m’a interpellée parce que je touchais du poisson tous les jours. Il ne me serait pas venu à l’idée d’aller acheter du poisson pour la mettre en application » nous explique-t-elle. C’est le contact entre ses mains, ses papilles et le poisson fraîchement pêché par Poupi qui a donc donné à Manu l’idée de ses toiles. Une créativité née de la sensualité, du toucher, du regard, du goût, qui s’est frayée un chemin depuis les mains et le palais de l’artiste jusqu’à son esprit. « C’est toujours un peu barbare de tuer un animal, mais mon mari le fait à l’ikejime, c’est une technique japonaise qui consiste à tuer le poisson tout de suite, de manière à ce qu’il ne souffre pas. Cette technique prolonge également la durée de conservation de la chair et la rend meilleure. » Certes, la pêche entraîne la mort, mais Manu prolonge l’existence de ces poissons, les élevant au rang de l’art. « Manu l’a décidé́ : la vie des poissons pêchés par Poupi sera éternelle » pouvons-nous d’ailleurs lire à propos de son travail.

« Quand le poisson arrive, c’est un peu comme si je l’embaumais. Je lui relève les dorsales, je mets en avant tous ses attributs, qui différencient une dorade d’un saint-pierre, d’un lieu ou d’un thon. » Désormais, l’anatomie des poissons péchés par Poupi n’a plus de secret pour Manu, qui tente de comprendre les rouages du vivant à travers l’exploration des squelettes. « J’adorerais aller plus loin là-dedans. J’ai refait une tête de pagre là-bas, dans la vitrine, pour voir comment tout cela fonctionnait. En gardant les crânes, je me suis rendue compte qu’ils étaient tous très différents. La dorsale du saint-pierre est immense, c’est ce qui fait sa beauté, celle de la dorade est plus petite, certains poissons en ont deux. Je mets aussi les nageoires en évidence »poursuit l’artiste qui badigeonne ensuite le poisson d’encre de seiche ou de calamar qu’elle prélève sur le fruit de la pêche de son mari. L’artiste dépose ensuite le poisson sur le papier sur lequel se fixe son empreinte foncée. « Je dessine ensuite certaines tâches qui ne s’impriment pas et qui différencient un poisson d’un autre parfois même au sein de la même espèce, ainsi que l’oeil, qui redonne au poisson tout son caractère. »

La technique du Gyotaku à la sauce Dubarry

Historiquement la technique du Gyotaku, qui consiste à imprimer des éléments du vivant sur un support, était très pratiquée par les pêcheurs asiatiques pour immortaliser leurs plus belles prises et fixer la mémoire humaine. Il s’agissait également pour eux de rendre hommage à l’océan nourricier qui les faisait vivre. À son échelle, dans notre époque, menacée par le réchauffement climatique, les poissons de Manu pourraient bien être le fixateur des évolutions à l’œuvre dans nos océans, conséquences directes du réchauffement des eaux. Des espèces disparaissent tandis que d’autres migrent et se retrouvent dans des eaux bien loin de leurs mers d’origine. « Récemment mon mari a pêché une dorade corifène, que l’on ne trouve habituellement pas dans l’Atlantique, comme c’était le cas du baliste, même si ça fait maintenant des années que l’on en trouve ici » dit Manu.

© Ondine Wislez Pons
© Manu Dubarry
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© Manu Dubarry
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Comme la tradition japonaise le veut, l’artiste a complété chacune de ses toiles d’une « carte d’identité » informative, à la manière d’un cartel, à propos des mensurations du poisson et de son lieu de prise. Et toujours dans le respect de cette tradition, un haïku accompagne très souvent la toile, rédigé par l’une de ses amies Laurence Barrère. Les deux femmes ont d’ailleurs en projet la publication d’un petit livre dans lequel la poésie de l’une illustrera les oeuvres de l’autre.

Ses « poissons filets »

De ses marches à répétition sur les plages d’Hossegor et de Seignosse Manu a eu l’idée de ses « poissons filets ». « Je me promène très souvent vers la digue du Penon, dans laquelle des milliers de morceaux de filets de pêche viennent se coincer et assez paradoxalement, je trouve ces filets très colorés absolument magnifiques. Je récupère ces amas de filets que je défais ensuite pour les renouer et confectionner mes poissons filets. Je couds avec les fils que j’ai récupérés sur la plage puis je bourre mes poissons de filets » explique l’artiste. « Tout ce que l’on voit n’est que ce que j’ai collecté sur la plage. Je n’ajoute rien, pas même au niveau de la couleur. » Manu « remaille » tous ces bouts et morceaux de filets hauts en couleur, leur donnant une forme de poisson, de crustacé ou de méduse. Autant d’animaux marins qui reprennent forme grâce au matériau même qui a entraîné leur capture.

Des toiles aux planches de surf

Quand les conditions sont velues à la Nord à Hossegor, en free surf ou lors du Challenge La Nord, il n’est pas rare de voir les poissons de Manu filer à toute vitesse dans un barrel, sous les pieds de Louis, son fils, très bon surfeur lui aussi. Si lors des gros jours, les planches surfées sur le spot landais sont adaptées aux grosses vagues, celle de Louis l’est encore plus. En un sens, sa planche est symboliquement destinée à la fameuse vague landaise. En effet, Louis a grandi en surfant et si plus jeune, il a fait de la compétition, il fait aujourd’hui partie des maîtres locaux en matière de tuberiding.

Louis se saisit de son semi-gun Grunt de chez Bradley, une 7’6 shapée pour s’attaquer à des vagues de 2m50 à 4m, recouverte des poissons de Manu pour surfer la Nord quand c’est gros. « C’est une planche idéale pour la Nord. Je ne l’ai pas encore essayée sur d’autres spots mais elle conviendrait parfaitement pour des vagues plus grosses comme Mundaka ou même en Irlande » explique Louis, sensible au travail de sa mère. « Depuis mon enfance, ma mère m’a toujours fait part de ses projets artistiques. Je la soutiens et je l’encourage dans ses idées car j’admire énormément son talent créatif. Une belle décoration sur une planche peut la rendre unique et je pense avoir réussi à le faire avec ma mère et l’équipe de bellsurfing sur mon semi-gun. »

Avant de se retrouver sous les pieds de Louis, le bar moucheté d’abord immortalisé selon la technique du Giotaku puis reproduit sur sa planche a été pêché par Poupi à la Nord pendant le confinement. « Mon fils s’est fait faire une planche pour aller surfer La Nord et des compétition de grosses vagues à barrels comme le Challenge La Nord ou le Royal Barrique. Je trouvais ça génial d’y faire apparaitre ce petit poisson en plusieurs fois et de le relancer sous une autre forme à l’eau à la Nord. »

Ce n’était pas la première fois que les poissons de Manu se retrouvaient sur une planche. Pour les 100 ans d’Hossegor, artistes et shapeurs locaux avaient été invités à concevoir des planches à quatre mains, l’un façonnant la planche, l’autre la décorant. Le choix du shapeur Fifi Chevallier s’était alors porté sur Manu et l’un de ses poissons, une rascasse, qui s’était alors retrouvée sur le deck de sa planche.


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