Damien Castera ou l’art de célébrer la vie face à la mort

Parti d'abord en tant que volontaire, l'aventurier surfeur nous raconte son expérience Ukrainienne.

03/08/2022 par Marc-Antoine Guet

« Contrairement aux journalistes qui traitent la mort, moi je voulais y aller pour relater la vie ». 
Damien Castera, ancien surfeur professionnel, réalisateur de films documentaires et écrivain français est de retour au Pays basque (où il présidait il y a quelques semaines le Surf Film Festival d’Anglet) après avoir passé plusieurs semaines sur le front ukrainien. 

Nous avons profité de sa présence dans nos locaux pour échanger avec lui sur sa dernière expédition au coeur de l’Ukraine et de la guerre. Il nous a notamment raconté son périple et ses rencontres. Une expérience loin des vagues mais proche de la réalité. 
Entretien.
Après avoir réalisé (avec Arthur Bourbon) en film sur les enfants soldats au Libéria (Water Get No Enemy), te voilà de retour d’Ukraine. D’où te vient cette envie de raconter la guerre ? 
Damien Castera« J’ai passé mon enfance à lire des livres sur le voyage, d’abord sur les explorateurs, les aventuriers et très rapidement je me suis intéressé à tout ce qui touche aux correspondants de guerre. Ça a commencé par les récits de la Seconde Guerre mondiale avec Kessel, Saint Ex, Gary… puis j’ai continué avec l’Indochine, l’Afghanistan ou l’Afrique. Être correspondant de guerre, c’est parcourir la géographie pour être aux premières loges de l’Histoire. 


En mars, quand tu pars en Ukraine, files-tu là-bas en mettant ta casquette de journaliste ?
D.C – Non, je n’y suis pas allé en tant que journaliste. Je suis d’abord parti là-bas en tant que volontaire humanitaire. Puis j’ai écris des articles pour le journal du Dimanche. Ils m’ont alors demandé d’écrire mes textes à la manière d’un carnet de bord, un journal d’Ukraine. C’est assez différent du travail de journaliste. Les journalistes traitent l’information de manière factuelle, objective, avec des chiffres, des dates, ils recensent le nombre de morts, font des analyses géopolitiques… Mais il existe une autre manière de raconter grâce au récit subjectif. Cela se faisait beaucoup au siècle passé, les reportages à la première personne comme ceux d’Albert Londres ou de Joseph Kessel. Cela permet d’aborder d’avantage les émotions, les atmosphères. Kessel avait d’ailleurs une très belle formule pour qualifier son statut de reporter. Il disait être « témoin parmi les hommes. » 

C’est pareil avec Sylvain Tesson quand il part au Haut-Karabakh, ses articles sont très différents de ceux écrits par les journalistes de la presse quotidienne nationale. Je ne dis pas que l’un ou l’autre est mieux, je pense que le journaliste et l’écrivain sont complémentaires.  



Raconte-nous un peu ton parcours pour celles et ceux qui ne te connaissent pas. 
D.C – J’ai d’abord essayé le surf en compétition. C’est une bonne école, ça apprend à se forger un caractère, à se fixer des objectifs, ça t’apprend à vivre avec les autres. Participer aux championnats du monde dans divers pays, c’était un premier pas dans le voyage et dans la découverte. Mais voyager sur les circuits de compétitions m’a rapidement frustré. C’est dommage de parcourir autant de pays sans avoir le temps de les découvrir. J’ai vite senti que la compétition n’était pas trop mon truc, que je n’avais pas le mental pour ça. 

J’ai donc arrêté la compétition en 2011 pour me consacrer au voyage d’exploration. Le principe était simple, beaucoup moins de destinations mais plus de temps sur place. J’ai passé plusieurs mois en Alaska, puis en Patagonie, en Namibie et en Papouasie. Le surf devenant un prétexte à l’aventure, à la découverte et aux rencontres. 

Un ami m’a dit que « l’aventure, c’est vivre ses rêves d’enfant avec des moyens d’adulte. » C’est tout à fait ça. En Alaska, j’ai construit des cabanes dans des forêts pleines d’ours, j’ai cherché de l’or avec un orpailleur, j’ai rencontré des Indiens. Tout ce que je rêvais quand j’étais enfant et que je lisais Jack London. Puis, je suis parti en Papouasie et au Libéria, et là, je suis rentré dans des thématiques beaucoup plus sociales, presque anthropologiques.

Récemment la guerre a éclaté en Ukraine et contrairement au Yémen, à la Syrie ou à l’Afghanistan qui sont des pays éloignés et difficiles d’accès pour des gens qui veulent être volontaires, l’Ukraine se situe aux portes de l’Europe. Au début de la guerre, j’ai fait un deal avec la pharmacie de mon quartier et l’église orthodoxes de Biarritz. J’ai rempli mon fourgon de matériel médical et je suis parti là-bas. À la base je devais juste me rendre à la frontière ukrainienne côté Roumanie. Une fois le matériel livré, je souhaitais travailler en tant que bénévole à l’accueil des réfugiés.  Malheureusement, ne parlant ni l’Ukrainien, ni le Roumain, mon champ d’action fut très vite limité.



Comment as-tu fait pour trouver ta place et te rendre utile ? 
D.C – Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de journalistes dans le coin. « Le Journal du dimanche » m’a donc proposé d’écrire des articles web pour eux. J’ai donc écris mon premier article sur la frontière. 

La frontière est un endroit très symbolique. On y accueille les femmes, les enfants, les vieillards partis sur la route en voiture ou à vélo, le plus souvent à pied. Les hommes sont  restés au pays pour se battre. Certains d’entre eux accompagnent leur famille jusqu’à la Tisza, cette rivière qui sépare l’Ukraine de la Roumanie, la guerre de la paix. 

Sur le vieux pont en bois, les douaniers on disposés des jouets pour les enfants qui arrivent d’Ukraine. La plupart de ceux qui arrivent sont encore sous le choc. Certains lèvent machinalement les yeux au ciel, réflexes des semaines passées sous les bombes. D’autres se mettent à pleurer en franchissant la frontière car c’est à cet instant précis que se matérialise toute la tragédie de l’exil. 

Rapidement je me suis retrouvé à accompagner un convoi jusqu’à Lviv, le bastion humanitaire de toute l’Ukraine. C’est là que tout arrive et que tout s’organise. 



Es-tu parti sur une thématique précise ?

D.C – Je souhaitais relater le « vivre en temps de guerre » et surtout montrer l’humanité au milieu de la tragédie. En Ukraine, le simple fait de vivre normalement est un acte de résistance. Ils ont besoin de ça pour ne pas sombrer dans l’angoisse et pour garder espoir. Dans les parcs, dès qu’il fait beau, tout le monde se réunit même s’il y a des sirènes antimissiles. Personne ne bouge. Il y a vraiment une intensité vitale incroyable, c’est ça mon sujet. J’ai également commencé à travailler avec des artistes, écrivains, peintres, pour montrer l’importance de l’art en temps de guerre.

Es-tu revenu en France durant ton périple ? 

D.C – Au bout d’un mois, j’ai dû rentrer en France. Sur les 5 jours du retour, j’ai eu le temps de réfléchir et je me suis dit qu’il fallait absolument que je retourne là-bas pour mettre ce que j’avais écris en image. D’autant plus que j’avais rencontré des personnages très forts, notamment un peintre charismatique avec une barbe blanche et des yeux bleus, que tout le monde appel le dernier hippie de Galicie (la partie ouest de l’Ukraine). Depuis 2014 il se rend sur le front du Donbass six fois par an pour peindre des icônes religieuses pour le salut des soldats. Un hippie-peintre-guitariste, véritable trait d’union entre l’artiste et le prêtre. J’ai passé quelques jours chez lui et je voyais les soldats venir se faire peindre des icônes religieuses avant de partir au front.

J’ai donc passé deux semaines en France pour repartir ensuite là-bas début mai avec le caméraman Michael Darrigade. Un départ depuis la ville industrielle de Drohobytch, à la frontière polonaise, jusqu’à Kharkiv à quelques kilomètres de la ligne de front et de la frontière russe. Une immersion dans le quotidien de ces femmes et de ces hommes qui utilisent l’art comme moyen d’évasion et de résistance. 

Nous avons réussi à nous faire accréditer par l’armée ce qui nous a permis d’avoir des laisser passer pour traverser tous les check-points. Sans ça, tu peux te faire malmener en interrogatoire.


Qui tient les check-points que tu as traversé ? 

D.C –  Ce sont généralement les volontaires des forces de défense territoriale : avocats, charpentiers, musiciens, cuisiniers, professeurs, des jeunes, des femmes, venus de chaque région, de chaque ville, de chaque quartier, une armée de civils prêts à mourrir pour défendre sa liberté. Positionnés au contrôle des checks points, ils font également respecter le couvre feu et  empêchent les pillages pour que l’armée de métier puisse se concentrer sur les opérations de combat. Ils viennent aussi prêter main forte sur certains théâtres d’opérations pour tenir la ligne de front. Et malgré une formation militaire accélérée, ils ont infligé de lourdes pertes à l’armée ennemie.

Pour les Russes, ceux que nous avons croisés étaient morts. Quand tu travailles côté ukrainiens, tu ne peux pas passer de l’autre côté de la ligne de front. Le réalisateur Lituanien Mantas Kvedaravi?ius qui a croisé les Russes s’est pris une balle dans la tête à Marioupol.


Chronologiquement, comment s’est déroulée l’expédition ? 
 
D.C –  Nous avons passé une semaine à l’Ouest chez le vieux peintre, puis traversé la moitié du pays en train jusqu’à Kyiv (Kiev). Une fois là-bas, on a commencé avec des artistes graffeurs qui peignent couleur camouflage les véhicules civils réquisitionnés par l’armée pour être envoyés au front.



On a rencontré ensuite encore quelques artistes avant de reprendre un train de nuit en direction de l’Est et la ville de Kharkiv qui avait déjà vécu deux mois de front. Le premier jour de guerre, ils ont attaqué Kharkiv directement, des combats très intenses, une partie de la ville a été  détruite par l’artillerie russe. Les 3/4 de la population sont partis se réfugier à l’Ouest du pays, les autres se sont terrés deux mois dans le métro.

Il y a environ 30km qui séparent Kharkiv de la frontière russe. Dans cette zone il y a beaucoup de petits villages qui ont passé deux mois sous l’occupation russe. Ils viennent d’être libérés, mais le front est vraiment proche, ça canarde toute la journée.

Dans cette zone très à risque, on a pu passer les check points grâce aux forces spéciales de l’unité kraken (régiment Azov de Kharkiv). On accompagnait un groupe de volontaires qui apportaient de la nourriture aux derniers habitants  bloqués près de la ligne de front. C’était le plus souvent des vieillards qui ne pouvaient ou ne voulaient pas partir en abandonnant leur maison, leurs chèvres, leurs poules… 

C’est dans un de ces villages, qu’une colonne de blindés a lancé une offensive. On ne l’a su que le soir-même lors du débrief avec les militaires. On ne s’en est pas rendu compte sur le moment. En fait, des drones ukrainiens ont calculé que des chars russes arrivaient. Les russes ont quant à eux repéré les drones et ont essayé de se cacher dans les jardins à côté de notre zone de mission. Au final, les tanks ont été détruits par l’artillerie Ukrainienne. Tu te dis « putain il y avait des tanks qui se cachaient dans les jardins où on était. 


Comment tu te sens le soir après ce genre de journée ? 
D.C – Quand tu fais ce genre de mission près du front, tu as la boule au ventre toute la journée. De manière générale, à l’Est, tu entends les tirs d’artillerie du matin au soir. Mais étrangement, tu sais que tu accomplis un travail important, que tu es là pour raconter, pour témoigner et d’une certaine façon pour aider ces pauvres gens. Tu vis des moments d’une richesse incroyable, parfois très durs avec des gens qui ont tout perdu, parfois très purs avec des volontaires qui n’hésitent pas à courir sous les bombes pour sauver ceux qui n’ont plus rien. Dans un village situé à 2 km de la ligne de front, il  y avait des grands mères qui pleuraient. En tant que réalisateur, à part donner quelques instructions à Michael, je n’avais pas grand-chose à faire de plus. Je me suis retrouvé à les prendre dans mes bras, une par une, ces vieilles femmes fragiles comme des ombres. Ce fut un moment très émouvant et très dur. Je ne l’oublierai jamais. 



À quel moment tu te sais qu’il faut que ça s’arrête ? 
D.C – Ça c’est le truc le plus compliqué. Ce n’était pas du tout prévu qu’on aille aussi loin à l’Est. Trois jours après notre dernière mission, un journaliste français de BFM s’est pris un éclat d’obus dans la gorge. Il accompagnait lui aussi des volontaires près de la ligne de front. Les russes prennent pour cibles les humanitaires et les journalistes. 

À la fin de notre voyage à Kharkiv, des volontaires nous ont proposé une dernière mission. Là c’est compliqué. On venait de faire cette journée vraiment dangereuse et il me semblait qu’on avait filmé toutes les images qu’on avait besoin. Mais on se dit qu’on peut toujours mieux faire alors on a dit « oui ». Ce soir-là, je n’ai pas bien dormi. Je me disais « c’est peut-être la mission de trop ». 

Au final la mission fut annulée parce que les Russes ont recommencé à lancer des offensives et on s’est fait bombarder en pleine ville. 



C’est comment de se retrouver au coeur des bombardements ? 

D.C – Kharkiv est une ville très grande mais les bombes peuvent tomber n’importe où. Le dernier jour, 20 bombes sont tombées à 200m de l’hôtel. Sûrement un entrepôt d’armes ou de carburant qui était visé. Je t’avoue qu’à la fin du voyage, on a tous les deux pris quelques exo1000 pour nous aider à dormir. Ce n’est pas vraiment de la peur mais plutôt une sorte de tension permanente qui ne te quitte pas. C’est quelque chose qui fatigue énormément. 


En 1 an tu es passé d’un trip solo en Indonésie pendant le Covid à ça… C’est un virage à 360 degrés.

D.C – C’est ce que j’adore faire, je n’ai pas envie d’être spécialiste dans quoi que ce soit mais plutôt de cultiver les expériences. Camus avait une belle phrase qui disait  » il n’y a pas de limites pour aimer et que m’importe de mal étreindre si je peux tout embrasser ». Je trouve ça incroyable d’avoir plusieurs vies, de passer de surfeur professionnel à reporter de guerre, de vivre plusieurs mois avec les ours d’Alaska ou de faire un surf trip en voilier à bord du « Nomade des Mers » avec les Low Tech. 

As-tu parfois l’impression qu’en terme d’engagement tu es arrivé au bout ?
D.C – En terme d’engagent peut-être mais il n’y a aucun calcul. Je n’aurais jamais pensé aller en Ukraine il y a 3 mois. On verra bien ce que l’avenir me réserve. 

As-tu envie de revivre ce genre d’expérience ? 
D.C – Cette expérience Ukrainienne fut l’une des plus riche et des plus dure de mon existence. Être témoin de l’histoire, de ces grands mouvements de solidarité, d’humanité et aussi d’horreurs. Et puis le rapport au danger, à la mort. Il serait une banalité de dire que c’est face à la mort que la vie prend toute sa valeur, pourtant, ils sont nombreux là bas à le penser. C’est un sentiment assez paradoxal et très rarement assumé par ceux qui en reviennent, mais la guerre représente un temps compact où se mêlent l’ivresse du danger, le tutoiement du destin, celui du sacrifice, la pulsation sauvage de la peur et des instincts débridés. Tout est dur mais tout est vrai. C’est certainement pour ça que la guerre dégoûte autant qu’elle fascine. 

Le conflit en Ukraine s’est aujourd’hui enlisé dans une guerre de position. Le front ne bouge quasiment plus. Je n’ai pas vraiment d’intérêt à y retourner tout de suite. Mais on m’a proposé d’aller à Gaza cet hiver, autre lieu, autre drame, autre histoire… J’espère avoir les autorisations nécessaires pour m’y rendre. 


Trouves-tu que la manière dont le conflit est traité médiatiquement en France correspond à ce que tu as vu ? 
D.C – Honnêtement je trouve que ça va, évidemment qu’en France on est pro-ukrainien, il ne faut pas faire l’autruche. L’Ukraine utilise également des outils de propagande. Après entre la propagande du Kremlin et celle de Zelensky, il y a clairement un gouffre. Par exemple, dans les écoles situées sur le front, il n’y a plus d’élèves. Les militaires ukrainiens ou russes se cachent pourtant dedans afin de réaliser des images choquantes si c’est bombardé. C’est aussi une guerre de communication.

Aujourd’hui, on ressent vraiment l’instantanéité des débats pendant lesquels, il nous faut des réponses immédiates. Les commentateurs défilent les uns après les autres sur les plateaux télés. Après les blouses blanches, nous avons à faire aux uniformes sombres. Mais contrairement au COVID que personne ne connaissait, la guerre n’est malheureusement pas une nouveauté…



Comment vas-tu vivre un été à Anglet après avoir vécu ça ? 
D.C – Quand je suis rentré, j’étais vraiment fatigué. Je crois que j’ai dormi pendant plusieurs jours. Mais d’une manière générale, le retour se passe bien, je ne fais pas de cauchemars si c’est ce que tu demandes. Mais c’est évident que je pense à tous ces gens que j’ai rencontré là-bas, et qui ne peuvent pas comme moi, s’extraire aussi facilement de la guerre.                  

       


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